Climat : l’heure de vérité

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Climat : l’heure de vérité

Photo Marie Cesaroni ©

Article d’Alternatiba publié sur Médiapart – Le Blog le 5 juin 2019

Les mobilisations pour le climat n’ont jamais été aussi fortes, et pourtant le climat s’emballe. Alors on s’est planté⋅e⋅s ? ou on a planté ? En tant que mouvements citoyens Alternatiba et ANV-COP21, nous nous posons la question et détaillons notre stratégie pour un mouvement de masse, populaire, radical, non-violent et déterminé pour le climat.

La mobilisation pour le climat n’a jamais eu autant de succès en France. Ces derniers mois, nous avons assisté à de nouvelles dynamiques comme les marches massives pour le climat suite à la démission de Nicolas Hulot ou les grèves des lycéen⋅ne⋅s et des étudiant⋅e⋅s à l’appel de la jeune Suédoise Greta Thunberg, mais aussi l’émergence de nouveaux groupes militants, le succès inédit d’initiatives comme la plainte en justice contre l’Etat français appuyée par plus de deux millions de signataires, et la mise en mouvement de personnes qui jusque là ne s’étaient pas engagées pour le climat. Des passerelles solides se sont construites avec le mouvement social, et notamment la mobilisation populaire et déterminée des Gilets Jaunes qui affirme clairement le lien entre “fin du monde et fin du mois”.

Pourtant, la réalité du dérèglement climatique s’accélère. Les catastrophes climatiques se multiplient comme récemment au Mozambique. Les records de température se succèdent. Depuis 1950, le nombre d’inondations a été multiplié par 15, les périodes de températures extrêmes par 20 et les feux de forêt par 7. L’Arctique fond deux fois plus vite que prévu. La concentration du CO2 dans l’atmosphère n’a jamais été aussi haute depuis 3 millions d’années, risquant de provoquer un emballement du climat si l’humanité ne parvient pas à maîtriser son activité. Ce constat scientifique, chaque jour plus sombre, chaque jour plus alarmiste, est source d’interrogations quotidiennes. Depuis 50 ans, des citoyen⋅ne⋅s se mobilisent, mais nous fonçons de plus en plus vite vers les seuils d’emballement climatique. L’état de la planète prouve-t-il que nous nous sommes planté⋅e⋅s de stratégie ? Quel rôle nous, mouvements citoyens Alternatiba et Action Non-Violente COP21, nés juste avant la COP21 en vue de créer un mouvement de masse populaire, non-violent et déterminé pour le climat, devons-nous jouer à présent ?


On a planté

Si le dérèglement climatique gagne inexorablement du terrain, c’est parce que ses responsables sont encore en position de force. Or, il n’y a malheureusement pas de haricot magique permettant de faire pousser d’un claquement de doigts un mouvement apte à renverser la table et à construire une alternative pérenne. C’est pour ça que ces dernières années, il a fallu travailler le terreau, l’amender, semer et planter les graines permettant l’éclosion d’un tel mouvement. Construire le rapport de force est un travail de longue haleine, souterrain et silencieux. C’est ce qui le rend en grande partie invisible. On pourrait rétorquer : “mais face à l’urgence climatique, nous ne pouvons pas nous payer le luxe de la patience !” C’est vrai, et c’est ce dosage entre urgence et nécessité de construire des bases solides qu’il convient sans cesse de trouver. Car pour inverser des situations qui nous sont défavorables sans épuiser ressources et militant⋅e⋅s et sans se solder par un échec, il faut faire une analyse honnête de la situation, et des paliers à franchir. On ne gravit pas l’Himalaya d’une traite sans reprendre des forces au camp de base.

Or, en 2013, le mouvement climat français cuvait une “gueule de bois” post-Copenhague. Malgré une forte mobilisation internationale pour le climat à la COP15 de Copenhague en 2009, aucun accord n’avait été trouvé, ce qui avait démobilisé et démoralisé bon nombre de militant⋅e⋅s. C’est dans ce contexte de berezina climatique qu’est née la dynamique Alternatiba. Le mot d’ordre ? “Changeons le système, pas le climat” pour affirmer la nécessité d’un changement radical du système actuel, premier responsable du dérèglement climatique. Le pari ? Impulser de nouvelles mobilisations populaires sur le climat en organisant 10, 100, 1000 “villages des alternatives” partout sur le territoire en amont de la COP21 de 2015. Ces événements permettaient non seulement de montrer le jour J que les alternatives pour lutter contre le système existaient, mais leur préparation était également l’occasion de renforcer les liens, sur chaque territoire, entre les porteurs d’alternatives, pour donner corps à une nouvelle dynamique collective. Puis, une deuxième branche a poussé avec la naissance du mouvement ANV-COP21, dont l’objectif était d’organiser des actions de désobéissance civile de masse sur le climat en affirmant une ligne 100 % non-violente. Deux ramifications qui se voulaient complémentaires au précieux travail mené par nos alliés.

Pour permettre leur structuration, la méthodologie fut centrale, basée sur des méthodes d’animation efficaces, sur la conviction que de la pratique naît la conscience (ce qui permet à tout le monde de rejoindre le mouvement et de se former progressivement) et sur des règles inclusives, comme par exemple celle de commencer et de finir les réunions à l’heure – un détail en apparence qui n’en est pas un, car il permet notamment à celles et ceux qui travaillent ou doivent gérer la garde de leurs enfants d’organiser leurs vies pour pouvoir militer.

Dans ce terreau pouvaient ainsi être semées plusieurs graines. Grâce aux nombreux villages, mais aussi aux deux Tours Alternatiba qui ont sillonné le territoire, à des événements ponctuels ou à l’établissement de lieux alternatifs, les “alternatibases” servant de hub et de base arrière aux mobilisations, des groupes militants sont nés, se sont structurés et renforcés dans tous les territoires. Une attention particulière a été (et est toujours) dédiée à la montée en compétence de tou⋅te⋅s : par la pratique, évidemment, mais aussi grâce à un programme de formation continue, aux camps de formation estivaux (Camps Climat) et aux coordinations européennes, qui sont autant de temps de rencontre, de débat et de discussion au sein du réseau sur les objectifs du mouvement.

En parallèle, un travail de fond est mené pour transformer les territoires : formation au plaidoyer, stratégies gagnantes pour agir sur les politiques locales et renforcer le rapport de force citoyen sont en train d’être déployés un peu partout. Enfin, la résistance est constitutive de la genèse du mouvement. Que ce soit pour arracher le changement de politique d’une banque, ou pour faire grandir le rapport de force, nos stratégies intègrent le passage à la désobéissance civile 100 % non-violente en proposant plusieurs niveaux d’engagement pour permettre à chacun⋅e de contribuer en fonction de ses appétences et contraintes. Le récent blocage inédit de la Défense par 2030 citoyen⋅ne⋅s et plusieurs organisations fut l’occasion de démontrer que la massification de la désobéissance civile est possible. La multiplication des décrochages de portraits de Macron dans les mairies, loin d’être un jeu, est l’opportunité de taper où ça fait mal : en s’attaquant aux symboles, ce qui a provoqué une répression judiciaire disproportionnée, les militant⋅e⋅s ont dénoncé la vacuité de la politique gouvernementale et popularisé les véritables mesures qu’il faudrait mettre en place, même si le coût à payer se compte en gardes à vue et en procès.

Les graines plantées ont commencé à germer. Pas aussi vite que le haricot magique de Jack. Mais en réalité assez pour construire des bases solides, saines et démocratiques qui permettent aujourd’hui à nos mobilisations de prendre de l’ampleur et de s’ancrer dans la pérennité. C’est ça qu’il s’agit de continuer à arroser aujourd’hui.


N’ayons pas peur de dire la vérité

Mais nous devons également dire la vérité sur les efforts qu’il va falloir entreprendre, car nous sommes arrivé⋅e⋅s à un virage. Plus le temps pour une transition progressive : l’heure est venue de la métamorphose. Plus le temps pour des mesures fades et consensuelles : il faut à présent dire honnêtement ce que nous devons mettre en place si nous voulons être cohérent⋅e⋅s avec notre volonté de tout faire pour rester sous le seuil crucial des +1,5 °C de réchauffement global.

N’hésitons pas à dire tout cru ce que cet impératif, ce devoir moral, signifie. Ne tergiversons pas de peur de faire fuir les gens. D’abord parce que nous croyons sincèrement que ces derniers sont assez clairvoyants pour comprendre et accepter qu’il vaut mieux renoncer à quelques privilèges qu’à la survie de l’humanité. Ensuite, parce que beaucoup d’entre eux trinquent déjà, et ont perdu énormément avec ce système capitaliste et productiviste qui broie les plus faibles et enrichit une poignée d’ultra-riches. Les mobilisations de ces derniers mois, liant fin du monde et fin du mois, ne l’ont que trop bien montré. Ne taisons ni la responsabilité des grandes entreprises polluantes dont les activités brûlent la planète, ni celle de nos représentants politiques dont l’inaction et les petits pas fournissent le combustible, ni la nôtre. Nous devons passer en mode pompier : pour cela nous portons non seulement la responsabilité d’agir par la désobéissance civile et la construction des alternatives, mais aussi celle de cesser de soutenir ce système en soufflant sur ses braises.

Cela ne va pas faire plaisir à tout le monde : il va falloir renoncer au confort tel que la société de consommation et la publicité nous l’ont vendu comme idéal jusqu’alors (et duquel beaucoup sont exclus). Il va aussi falloir renoncer à la vision de l’avenir tel qu’on l’avait conçu jusqu’alors. Notre manière de nous déplacer, de nous loger, de nous chauffer, de travailler, d’éduquer nos enfants, nos loisirs : rien ne sera comparable à ce qui nous semblait une évidence jusqu’à aujourd’hui. Ce renoncement semble effrayant ? Inversons-le ! Demandons-nous ce qui est acceptable, individuellement et collectivement : vaut-il mieux renoncer à son SUV ou aux abeilles, cruciales pour la pollinisation et le maintien de la flore ? Vaut-il mieux renoncer à un week-end Paris-New York en EasyJet, ou au maintien de la paix dans de grandes zones du globe, où famines, sécheresses et conflits sur les ressources provoqueront guerres et déplacements de la population ? Vaut-il mieux renoncer à acheter un écran télé géant sur Amazon, ou à certains territoires, voués à disparaître sous la montée des océans ?

Nous faisons même le pari que ce changement de société inédit mais nécessaire peut construire autre chose : une vie réenchantée, où consommer ne sera plus la boussole de nos activités, où nous cesserons notre course effrénée à la croissance et aux profits pour avoir enfin le temps, où nous ne sacrifierons plus la santé de nos enfants, où nous recréerons du lien social et de la solidarité dans des territoires repeuplés de services de proximité, où les multinationales ne dicteront plus leur loi et où la démocratie ne sera pas une illusion.

Et si la bataille de +1,5 °C était déjà perdue ? Ne vaut-il pas mieux se faire à l’idée d’un effondrement inéluctable et préparer sa survie ? Non. D’abord parce que nous avons, en France, pays parmi les pays historiquement coupables de cette situation, et qui plus est hôte de la COP21, la responsabilité éthique de tout faire pour être exemplaires. Parce que chaque dixième de degré compte et que nous nous devons de sauver ce qui peut l’être. Parce qu’il est trop facile de renoncer et de se saisir de ce prétexte pour s’épargner les efforts et baisser les bras en faisant mine de ne pas voir celles et ceux qui seront les premiers impacté⋅e⋅s.


Prêt⋅e⋅s à changer le système

Nous n’avons pas, cachée au fond d’un grimoire, la recette gagnante qui permettra de renverser la table et de faire jaillir de joyeuses alternatives. Elle n’existe probablement pas : elle se construit, petit à petit, elle se nourrit des soubresauts de l’Histoire, elle s’improvise en partie. En revanche, nous sommes animé⋅e⋅s d’une conviction : pour changer de système et construire des sociétés réellement soutenables, il nous faut construire un mouvement de masse, populaire et radical. Chaque mot est important. Ce mouvement doit être populaire et massif, parce que c’est la participation et l’adhésion d’un plus grand nombre qui permettra non seulement de faire basculer le rapport de force en notre faveur, mais aussi et surtout qui garantira la construction de sociétés solides, où les choix de consommation et de fonctionnement ne seront pas dictés par quelques-uns. Mais s’il n’était que populaire et massif, nous serions encore loin du compte : il se doit d’être aussi radical. Le degré de radicalité ne s’éprouve pas à la taille du casier judiciaire. Être radical⋅e, c’est s’attaquer au problème par la racine. Construire un mouvement de masse, populaire et radical, c’est donc offrir des modes d’actions qui permettent à tou⋅te⋅s de trouver une place, et allier étroitement alternatives et résistances pour renverser le système.

Car ce n’est pas contre le dérèglement climatique que nous luttons, en réalité. Mais contre le système qui le provoque. C’est pourquoi nous décidons d’orienter nos actions collectives et nos choix stratégiques vers tous les leviers qui peuvent saper ce système. Nous continuerons, certes, à nous opposer aux projets et aux politiques permettant l’extraction des énergies fossiles. Mais nous devons également ébranler les piliers de ce système : s’attaquer à la consommation en s’opposant aux systèmes des hypermarchés ou de la vente en ligne comme Amazon, qui freinent la relocalisation de l’économie, favorisent la disparition et la paupérisation des paysan⋅ne⋅s, multiplient les transports, encouragent la surconsommation. User ses fondements en dénonçant la publicité. S’interposer face à la logique des transports qui suppose d’aller toujours plus vite, toujours plus loin en nous mobilisant contre le secteur de l’aviation et pour la mobilité douce.

Ces derniers mois, à vitesse grand V, les mobilisations ont pris de l’ampleur. Continuons à décupler nos modes d’action. Multiplions les blocages de lieux stratégiques, et ce pendant plusieurs jours, pour donner corps à notre détermination à paralyser ce système. Poursuivons la désobéissance civile non-violente, même si pour cela certaines et certains doivent risquer jusqu’à la prison. Déclenchons une vague de décrochages de portraits présidentiels. Lançons des boycotts géants pour déclarer et rendre concret notre refus de coopérer. Poursuivons les mobilisations populaires et massives, comme les marches, pour que toutes et tous puissent faire entendre leurs voix.

Mais nous serions inconséquent⋅e⋅s si notre seule volonté était de faire tomber le système actuel. Nous nous méfions du risque que celui-ci laisse la place à encore plus de chaos, à encore plus d’injustices, à encore plus de dérives autoritaires. Notre combat n’a de sens que s’il s’associe avec la construction collective d’un autre modèle. C’est pourquoi il faut poursuivre la multiplication des alternatives et soutenir leur implantation à toutes les échelles.

Enfin, continuons de faire grossir et grandir ce mouvement climat auquel nous appartenons. Poursuivons la formation et la montée en compétence de tou⋅te⋅s, par les formations, par les camps climat, pour que chaque territoire, chaque individu ait des outils pour résister et construire. Multiplions les Alternatibases, ces lieux d’entrée et d’accélération de la mobilisation, partout sur les territoires. Soutenons nos allié⋅es, aujourd’hui de plus en plus nombreux⋅ses, et notamment des mouvements sociaux comme celui des Gilets Jaunes.

Personne n’a choisi la date de sa naissance, mais nous nous trouvons tou⋅te⋅s à ce point de l’histoire de l’humanité où ce que nous ferons, ce que nous ne ferons pas et ce que nous laisserons faire va déterminer les conditions de survie de notre espèce et des équilibres planétaires tels que nous les connaissons. Interposons-nous face à chaque politique, chaque projet climaticide pour massifier la désobéissance civile. Construisons et soutenons les alternatives pour les faire changer d’échelle. Considérons le mouvement climat comme la meilleure assurance-vie qui soit et investissons notre temps ou notre argent pour lui permettre d’être à la hauteur du défi. N’ayons pas peur d’imaginer d’autres façons de vivre. Ensemble, déracinons ce système malade.